Meilleures amies - anorexie/boulimie

Elle était ma meilleure amie, nous vivions à deux dans un monde où seuls les chiffres sont rois, où même parfois les émotions et les mots n'ont plus leur place, dans un monde où tout est froid, tout est transparent et glacial. Toute tendresse bannie, tout plaisir oublié, toute sociabilité évanouie : elle et moi dans un monde trop étroit. Cette perméabilité était le manifeste de ma souffrance, ce que j'endurait, je l'avait choisi, comme pour expier mes fautes, pour éteindre mon éternelle culpabilité. Maître de moi. Maître de ma souffrance. Fini la soumission et la manipulation, j'étais Moi : elle était devenue Moi, nous étions deux pour ne former qu'une créature. Mais on ne m'a pas laissé être maître. On m'a prié. On m'a supplié. Pour ne plus faire couler les larmes de ma mère, pour ne plus subir cette torture morale, face à cet état permanent de culpabilité, j'ai accepté leur pacte : je me suis remise à manger.
Sans aucune envie, aucune volonté, c'est dans d'autres filets qu'ils m'ont jeté. Ce monde, aussi, est impitoyable, on n'imagine pas ce que c'est que de courir faire toutes les boulangeries sur le chemin de la maison, que de sortir en courant d'un cours parce que la crise monte, que de se bourrer d'horreurs, de se gaver jusqu'à ne plus pouvoir tenir debout, de boire des litres et des litres et finir par voir son reflet dans la cuvette des toilettes. Et la honte qui nous inonde, la culpabilité qui nous accable, la torture physique, la détresse psychique. C'est ça la vie avec la boulimie. Tout comme de vivre avec l'anorexie : bien que différentes, elles sont jumelles.
Ce n'est pas un jeu. Ce n'est pas un plaisir. Souffrir et faire souffrir, nous ne sommes ni dupes, ni égocentriques.
On ne peut pas imaginer la douleur de ne jamais se trouver belle, d'être éternellement écoeuré du reflet que nous renvoie le miroir, d'être jugé en permanence par vos "regards purgatoires". Ne dites pas "quand on veut, on peut", ne dites pas que "l'on se complait dans les TCA", que "ce n'est pas si dur de s'en sortir, encore faut il le vouloir", que "nous sommes des petites gosses de riches qui veulent ressembler aux stars qui passent à la TV", ne dites pas tout ça, parce que vous ne savez pas...Vous jugez mais vous ne savez pas...Vous jouez avec elles, mais vous ne savez pas encore...que l'esclavage n'est pas mort. Un mode de vie, oui, mais né d'une atroce maladie.
Avec le temps, je les ai réunies...nous ne sommes plus deux mais trois dans ce corps trop petit pour tout ça, dans ce coeur fatigué de tout cela...Un pied dans le vide, puis l'autre, c'est désormais à une seule main que je me tiens à la falaise de cette putain de vie...